Nous ne sommes pas vos fantasmes révolutionnaires

Comme les médias nous le répètent pas mal, entre l’affaire Weinstein et les hashtag #balancetonporc et #metoo, nous vivons un moment historique de découverte de l’existence du sexisme. Suite à cette prise de conscience soudaine et inédite, le monde hétérosexuel s’extasie devant un concept novateur : le lesbianisme politique.

L’analyse politique du système hétérosexuel patriarcal

Dès les années 60 et l’émergence des communautés lesbiennes au sein des mouvements féministes, les gouines, goudous, brouteuses, posent les termes des analyses politiques d’un système qu’elles nommeront « hétéropatriarcal ». Les RadicalLesbians en 1970 expliquent :

Toutes les femmes sont déshumanisées comme étant des objets sexuels, comme étant les objets des hommes, elles reçoivent certaines compensations : identification à son pouvoir, à son égo, son statut, sa protection (contre les autres hommes), le sentiment d’être une « vraie femme », trouver l’acceptation sociale en adhérant à son rôle, etc.

La Femme Identifiée Femme (The Woman Identified Woman) par les radicalesbians, 1970

Monique Wittig définit la Pensée « Straight » comme l’ensemble du système hétérosexuel fondé sur la différence essentielle et non-interrogeable entre L’Homme et La-Femme. Et elle écrit en 1980 :

Or, qu’est-ce que l’autre différent sinon le dominé ? Car la société hétérosexuelle n’est pas la société qui opprime seulement les lesbiennes et les hommes homosexuels, elle opprime beaucoup d’autres différents, elle opprime toutes les femmes et de nombreuses catégories d’hommes, tous ceux qui sont dans la situation de dominés.

La Pensée Straight, de Monique Wittig, 1980

Les mouvements politiques lesbiens se développent dans le cadre de la deuxième vague féministe et des mouvements d’émancipation sexuelle dont le début se cristallise, en France, en 1968. Mais bien sûr, la conscience de l’oppression des femmes par les hommes est bien plus ancienne.

Monique Wittig s’appuie notamment sur la théorie générale de l’échange, publiée par Claude Lévi-Strauss en 1947, c’est-à-dire l’idée que nos sociétés hétéropatriarcales sont basées sur le principe fondamental de l’échange des femmes entre les familles. L’échange des femmes est la base des relations entre groupes, et cela se traduit sur les relations entre individus (par exemple avec la prohibition de l’inceste, l’évitement de la consanguinité, l’obligation du mariage, …). L’échange réciproque des femmes permet de tisser les liens entre les familles pour créer la société. Le parallèle entre cette circulation des femmes et le développement des théories capitalistes de circulation des richesses n’est évidemment pas loin. (Et pour plus d’info, vous pouvez lire Caliban et la sorcière: Femmes, corps et accumulation primitive, de Silvia Federici) Et évidemment, pour produire le concept que les femmes sont une monnaie d’échange, cela passe nécessairement par une déshumanisation des femmes.

Au-delà d’échanger « les femmes », ce que l’on échange, c’est surtout leur travail. Travail évidemment de procréation et d’élevage des gosses, mais aussi travail de care, travail sexuel, travail domestique, … Tout ça non rémunéré, puisque, si elles sont déshumanisées, leur travail ne vient pas d’un effort produit par un être humain, mais plutôt d’un truc naturel inhérent à leur condition de femmes. Bref, quand t’es une meuf, la vaisselle c’est automatique.

Je ne m’étendrai pas plus sur pourquoi le système de l’hétérosexualité obligatoire c’est de la merde, il y a plein d’autres articles sur ce blog qui l’ont déjà expliqué.

Le séparatisme pour refuser l’exploitation

On comprend bien que pour certaines meufs toute cette histoire d’exploitation par la classe des hommes, c’est devenu un peu chiant. Du coup elles ont décidé de se passer d’eux. Et là, ça tombe bien parce qu’il y a justement des communautés de meufs qui n’interagissent pas ou presque pas avec des mecs : les lesbiennes. Ces lesbiennes ont des relations avec des meufs dans leur lits, avec des meufs dans leurs bars, et avec des meufs dans leurs réunions associatives féministes. Pour peu qu’elles soient barmaids dans le bar lesbien sus-mentionné, elles ont vraiment une bonne planque.

Parce que les lesbiennes s’extraient de cette relation à L’Homme, elles remettent en question le statut de La-Femme comme statut subordonné à L’Homme.

Pour le dire avec classe :

Lesbienne est un label inventé par l’Homme pour être balancé à n’importe quelle femme qui ose être son égal, qui ose mettre au défi ses prérogatives (incluant celle que toutes les femmes font partie des moyens d’échange entre hommes), qui ose proclamer la primauté de ses propres besoins. […] Car dans cette société sexiste, pour une femme, être indépendante, signifie qu’elle ne peut pas être une femme – elle doit être une gouine. […] Car une lesbienne n’est pas considérée comme une « vraie femme ». De plus, dans la pensée populaire, il n’y a qu’une seule véritable différence entre une lesbienne et une autre femme : celle de l’orientation sexuelle – ce qui veut dire, quand on enlève tout l’emballage, nous devons finalement réaliser que l’essence d’être une « femme » est de se faire baiser par des hommes.

La Femme Identifiée Femme (The Woman Identified Woman) par les radicalesbians, 1970

Pour le dire à la façon dont Monique Wittig a marqué une génération entière de lesbiennes :

Il serait impropre de dire que les lesbiennes vivent, s’associent, font l’amour avec des femmes car « femme » n’a de sens que dans les systèmes de pensé et les systèmes économiques hétérosexuels. Les lesbiennes ne sont pas des femmes.

La Pensée Straight, de Monique Wittig, 1980

En se basant sur ces théories, produites par des gouines qui parlent de chez les gouines en analysant les gouines, les hétérosexuelles se disent que ça a l’air cool et qu’elles vont essayer. Le concept hétérosexuel de « lesbianisme politique » se développe, comme une solution miracle pour les hétéras : arrête les mecs, ça ira mieux. À l’occasion, essaye avec une meuf, tu verras, c’est pas si pire. Tu pourras tirer ton coup et si elle ne te plait pas, t’es pas obligée de rester, tu lui diras que t’es hétéro.

#CheckYourPrivileges et #StayInYourLane

Ce qui est intéressant avec le texte des Radical Lesbians, c’est qu’il a été écrit pour créer une scission avec le WLF (Women Liberation Front), et former le mouvement de la Lavender Menace. Il ne s’agit pas, quand elles distribuent ce texte à l’assemblée générale de 1970, de recruter des femmes hétérosexuelles dans leur rangs, ou de les convaincre que les mecs sont des cons (c’est des féministes, elles sont déjà au courant). Il s’agit de protester contre l’isolation des lesbiennes dans les mouvements hétérosexuels. Alors que les lesbiennes se sont battues avec les autres femmes pour les droits à la contraception, à l’avortement, pour la criminalisation du viol y compris conjugal, alors qu’elles se sont battues sans rechigner pour tous ces droits qui, la plupart du temps, ne les concernaient pas directement, elles se sont retrouvées lâchées par les femmes hétérosexuelles du WLF au moment de lutter pour les droits des queers, et contre les LGBT-phobies.

C’est bien pratique ces queers, pour montrer qu’il y a pire, qu’il y a plus monstrueux. Pour donner de la crédibilité à la menace « écoute chéri, si tu fais pas la vaisselle je vais devenir lesbienne ». Pour minimiser ses transgressions parce que « je ne suis pas maquillée mais ça pourrait être pire, je pourrais être poilue ». Pour théoriser sur la possibilité d’un système hors de l’hétérosexualité, en fantasmant sur nos vies si fabuleuses sans mecs, mais sans prendre en compte l’homophobie, la haine de soi, la haine des autres. On aime bien les freaks pour décorer, mais pas pour leur tenir la main dans la rue, pas pour les baiser, pas pour être confondu avec eux le jour de la pride où on se ramène avec un badge « Ally & Proud ».

Le lesbianisme est politique parce que nos vies sont politiques. Nous détruisons vos carcans hétéropatriarcaux tous les jours. Pas parce qu’on a le choix, mais parce que nous y sommes forcé·e·s. Parce que nous faisons plus que coucher entre nous, nous faisons le choix de le dire, de nous montrer. C’est un risque que nous prenons parce qu’il nous est nécessaire pour respirer dans votre monde hétérosexuel fétide. On s’en tape que tu baises avec des mecs ou des meufs ou les deux. On s’en tape que ton désir soit ceci ou cela. Ce que l’on veut savoir c’est si tu te battras avec nous. Pas en tant qu’allié·e, mais en tant que sœur. Notre communauté est solidaire parce que nous savons que nos vécus sont similaires. Parce que nous savons que cette lutte nous est nécessaire et que nous ne pouvons pas nous permettre de flancher. Parce que nous sommes là quand il faut faire une manif pour commémorer nos morts et lutter pour qu’ils soient moins nombreux l’an prochain. Nous sommes là quand il faut faire vivre les lieux communautaires et taguer les trottoirs pour permettre aux autres de se ressourcer. Nous sommes là pour produire et visibiliser les médias qui valoriseront nos corps et nos pratiques et nos histoires. Et je vous assure que c’est un putain de travail émotionnel quand à chaque fois que tu montres une histoire de mec trans, tu finis en larmes parce que nos histoires sont faites de viols et d’assassinats aussi invisibles que s’ils n’existaient pas.

Si tu n’es pas l’une des nôtres, si on ne peut pas compter sur ton soutien inconditionnel, si tu n’as pas avec nous la communauté d’expérience qui m’assure que tu ne flancheras pas, que tu ne te désisteras pas, alors on en a rien à battre de ton abstinence politique. Nous ne sommes pas vos fantasmes révolutionnaires émancipatoires. Les lesbiennes que nous sommes ne vous doivent rien et certainement pas un ticket pour la découverte d’expériences inédites. Les mecs trans que nous sommes ne sont pas les mecs parfaits descendus sur terre pour déconstruire l’hétérosexualité et le machisme pour vos beaux yeux.

Développez vos modèles féministes. Ça devient urgent.

Ayez l’honnêteté de ne pas vous approprier nos concepts pour vos agendas. Nos luttes n’ont pas pour but de vous permettre une hétérosexualité plus équilibrée. Nous ne sommes pas des seconds choix dans lesquels vous pouvez piocher les moins monstrueux pour ramener un truc exotique et juste ce qu’il faut de transgressif au diner de famille. Il est grand temps que les hétéras développent leurs outils féministes pour gérer leurs relations. Nous ne sommes pas votre boite à outils dans laquelle vous pouvez piocher l’identité la plus pertinente pour votre problème du jour.

Nous sommes des queers politiques, parce que nous nous aimons, et nous nous baisons, et nous nous soutenons, et nous sommes belles et beaux et fier·e·s et sexys et fort·e·s. Nous sommes tellement plus que le rejet des mecs cis hétéros. Nous sommes tellement plus que votre pessimisme sexuel. Et si vous n’êtes pas prêtes à changer de camps, vous ne le saurez jamais.

Vos fantasmes hétérosexuels sur nos relations queers vous empêchent de comprendre que l’important ce n’est pas avec qui vous baisez. Si vous pensez que votre émancipation en tant que meufs peut faire l’économie d’une redéfinition de vos concepts de solidarité, de beauté, de concurrence, de confiance, … alors vous ne ferez qu’importer votre hétéronormativité dans nos émancipations.

Un commentaire sur “Nous ne sommes pas vos fantasmes révolutionnaires

  1. Merci pour cet article et l’analyse percutante. J’ai lu dernièrement l’article sur le lesbianisme politique et spontanément je l’ai apprécié mais j’ai ressenti aussi un truc confus que je n’arrivais pas trop à expliquer. Et tu me permets d’y voir plus clair et surtout de rendre ttes mes questions légitimes. Ce texte m’aide à me positionner en tant que gouine féministe radicale. Est ce que l’on peut poursuivre en privé, stp ? J’aimerais bien savoir si tu milites au sein d’un groupe ou collectif ou autre sur cette problématique gouine féministe. Enfin j dis en privé si jamais ca te dérange d’en parler ici. Ou si tu as des pistes je suis preneuse:) en tout cas Merci beaucoup

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